samedi 15 août 2009

Frédéric Lordon: « Sans bonus, les traders s’en iront » Et pourquoi pas ?...

Frédéric Lordon est économiste, directeur de recherche au CNRS.

De la crise que connut la Grèce antique issue de la décomposition de la royauté mycénienne en la première agora, Jean-Pierre Vernant, citant Theognis, indique très clairement le germe : « Ceux qui aujourd’hui ont le plus convoitent le double. La richesse, ta chrémata, devient chez l’homme folie, aphrosunè ». Et Vernant, décrivant l’état des mœurs de cette Grèce du VIème siècle en crise d’ajouter pour sa part : « Qui possède veut plus encore. La richesse finit par n’avoir plus d’autre objet qu’elle-même (…), elle devient sa propre fin, elle se pose comme besoin universel, insatiable, illimité, que rien ne pourra jamais assouvir. A la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée, une volonté déviée et mauvaise, une pleonexia : désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part. Koros, hubris, pleonexia sont les formes de déraison que revêt, à l’âge de Fer, la morgue aristocratique, cet esprit d’Eris qui, au lieu d’une noble émulation, ne peut plus enfanter qu’injustice, oppression, dusnomia ».

Il n’y a sans doute pas pire erreur historiograhique que l’anachronisme c’est-à-dire, quand leur écart est trop important, la lecture d’une époque par rabattement d’une autre – or de la Grèce antique à notre société, tout ou presque diffère, et jusqu’aux catégories les plus fondamentales de l’esprit humain. Mais le droit à l’analogie reste intact, dès lors qu’il est capable de contrôle réflexif et se sait lui-même, et il faudrait être atteint d’autisme méthodologique pour n’être pas sensible à cette évocation hellénistique ni tirer quelques parallèles. Peu importe qu’Athènes ne soit pas Wall Street : ces textes nous parlent et disent une vérité qui fait terriblement sens dans les deux cas : le déchaînement sans frein de la pulsion d’accumulation ravage les sociétés. On peut d’autant moins échapper à ce rapprochement d’époques, fussent-elles par ailleurs si dissemblables, que les termes mêmes dans lesquels la société grecque se représente son propre état de crise résonnent immédiatement avec notre situation contemporaine, et que le registre d’une étiologie de la décomposition morale est bien celui qui convient dans les deux cas.


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